Les valeurs du judo au XXIe siècle

 

« Le sport est devenu le langage du monde, un dénominateur commun qui brise les murs et les barrières […] c’est un formidable outil de progrès et de développement », déclarait le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-Moon, lors d’une cérémonie à Genève, trois mois avant les Jeux olympiques de Rio de Janeiro. La célébration de l’esprit du judo au service de la paix et du développement produit un discours identique qui affirme son ambition suprême dans une maxime étendard « entraide et prospérité mutuelle » et dans une formule aussi évocatrice qu’énigmatique : « le judo est plus qu’un sport ».

Une première question se pose. Doit-on considérer qu’il existe des dispositions invariantes de la nature humaine qui conduisent à privilégier les mêmes valeurs indépendamment de la différence des époques et des environnements culturels, politiques et sociaux ? Adopter ce point de vue reviendrait à nier la mosaïque des courants et des spécificités construites au fil du temps, à n’appréhender le judo que dans une forme prétendument originelle et pure.

L’histoire du judo et de ses valeurs est faite de continuités et de ruptures. Je ne m’intéresserai ici qu’à la dernière en date, celle du début du XXIesiècle. Ce choix est justifié par deux raisons principales. La première est interne. Elle est liée à des changements profonds dans l’orientation du judo mondial. La seconde est externe. Elle renvoie à la place qu’occupe le judo dans ses sociétés d’accueil, au rôle qu’il remplit dans le quotidien des pratiquants.

Le premier élément de rupture est survenu lors des Jeux olympiques de 2004 à Athènes. Le matin de la compétition le double champion du monde iranien, Arash Miresmaeili, se présente à la pesée et la balance électronique affiche 72,4 kg soit un poids très au-delà de la limite des 66 kg de sa catégorie. Diktat politique interdisant à l’athlète d’affronter un adversaire israélien ou problème de santé ayant entraîné un surpoids accidentel ? La presse internationale s’empare de l’affaire. Le monde entier perçoit soudain une autre facette de la méthode japonaise. Le judo est devenu un véhicule idéologique comme les autres.

De retour dans son pays, Miresmaeili est traité en héros et récompensé comme les champions olympiques. Les réactions frileuses ou même la duplicité de certains des membres de la FIJ de l’époque sont dénoncées par les journalistes. La suspension infligée à un entraîneur sud-coréen pour avoir violemment frappé une athlète éliminée accentue la distance aux principes d’éducation si fréquemment affichés. Le temps des valeurs est suspendu, mis entre parenthèses, tel un bastion dérisoire face aux enjeux politiques et économiques.

Le second élément de rupture se situe trois ans plus tard. Il correspond à l’élection d’un nouveau président de la fédération internationale de judo. L’année 2007 est le début d’une nouvelle ère. Elle marque l’alignement du judo sur le modèle du sport professionnel organisé en circuit d’événements internationaux mettant en scène le spectacle de la performance.

D’une part, ce choix politique a pour conséquence une transformation radicale qui se répercute de façon immédiate dans tous les lieux, à tous les niveaux et chez tous les acteurs du système. D’autre part, le processus accélère le morcellement de la méthode de Kano et sa réification. Hier, être judoka renvoyait à une pratique dont les facettes composaient la même entité. Aujourd’hui, le judo est subdivisé en activités séparées visant tantôt la santé, la défense personnelle, l’éducation motrice et citoyenne ou le sport. Ces pratiques apparaissent comme autant de produits de consommation offerts à des pratiquants qui se croisent sans jamais se rencontrer.

Après avoir évoqué ce temps de ruptures et les tendances lourdes de l’évolution, penchons-nous un instant sur la nature et la permanence des valeurs qui alimentent le discours officiel. Lorsqu’il invente puis diffuse le judo, Jigoro Kano impose au monde une nouvelle manière de combattre. Il installe dans l’espace et dans le temps une vision particulière issue de l’intelligentsia japonaise de la fin du XIXesiècle. Sa méthode s’oppose explicitement aux styles traditionnels de combat qui n’optent pas pour un contrôle raisonné de la violence physique. Dès qu’ils sont importés dans les pays occidentaux, les codes et les usages de l’art japonais se fondent dans les registres de sociabilité de ceux qui partagent la même vision de l’homme et du monde. Majoritairement issus des classes aisées, ces pionniers sont aussi des passionnés de l’Orient. Ils deviennent les premiers passeurs de culture. En privilégiant l’intelligence, la souplesse et la vitesse sur l’expression de la force brutale, le judo qu’ils aiment s’affirme comme la plus civilisée et la plus intellectualisée des disciplines de combat. Les analyses de Norbert Elias éclairent de manière remarquable le rôle du sport dans le contrôle social de la violence. L’évolution du judo nous fournit un exemple très révélateur.

Les valeurs que véhicule l’art japonais apparaissent ainsi sous un nouveau jour. En s’auréolant d’un projet d’harmonie sociale, les principes « meilleur emploi de l’énergie » et « entraide et prospérité mutuelle » s’inscrivent dans une démarche positiviste de modernité et de progrès social. Or, à la différence des périodes antérieures, la société du XXIesiècle se caractérise par la montée d’un individualisme qui fait obstacle à une adhésion sans réserve aux valeurs du judo et à son éthique. La compétition a plongé la méthode japonaise dans l’ère de la rationalité. Le sacré a glissé vers le profane. L’imaginaire des vertus de l’Orient est depuis longtemps dévoilé. Le mythe de l’invincibilité de l’art japonais est fortement contesté par d’autres arts martiaux. Alors que le judo d’hier a fait rêver des générations successives, les représentations collectives actuelles se répartissent entre les exploits sportifs de l’élite et les situations d’apprentissage des enfants en judogi. Les figures héroïques, les symboles, les textes fondateurs qui séduisaient tant les premiers pratiquants ont cédé la place aux personnages de bandes dessinées dont on colle les images sur des diplômes en papier.

Initié en Provence, mais largement repris, voire plagié, le code moral du judo français fait aujourd’hui figure de morale officielle. Adopté, par de nombreuses instances nationales et internationales, le code moral du judo n’en est pas moins une tradition réinventée dont le principal fondement historique est une réaction nostalgique à un contexte jugé décadent. L’initiative d’une personne dont on connait l’idéalisme s’inscrit dans une volonté de réponse à un mouvement sportif qui aurait éloigné le judo de ses vertus et de la philosophie de ses origines. Mais, l’examen des valeurs retenues, de leur nombre, de leur ordre de présentation, de leurs définitions… ne peut que conduire à une réflexion sur la fonction qui leur est implicitement assignée.